FEUILLES DISPERSÉES D’UN LIVRE D’ARTISTE

écrit

2014

PAPIERS POUR LIVRES ET CAHIERS, RÉFLEXIONS ET NOTES DE VOYAGES

Ignazio Bellini


“…il est nécessaire de travailler dans un environnement où ne subsistent pas les frontières arbitraires qui séparent les artisans des artistes.”

GROPIUS – 1919

Pour comprendre pleinement les opérations de recherche de Luisa Balicco, il est utile de souligner que ses interventions partent du rapport entre les lieux considérés comme “ genius loci” recherchés  dans des contrées souvent oubliées, étapes d’itinéraires immatériels, lieux imprégnés d’un temps étranger aux horloges et aux calendriers où persistent les différences qui donnent un sens au voyage.C’est un des thèmes sur lequel l’auteure reviendra maintes fois dans le rapport entre les lieux et notre vision du monde.

À première vue, ses travaux peuvent paraître comme des contenants de feuilles mais, en fait, on peut les comprendre comme des ébauches d’éventuelles mises en scène pour raconter des histoires et porter des témoignages. En effet, on perçoit également un aspect scénographique faisant allusion au concept de forme isolée pour un espace théâtral. Forme simulacre où la signification d’origine des esprits totémiques a été substituée par d’autres, conformes à la réalité d’aujourd’hui.

Si les lieux révèlent des inspirations qui peuvent s’affaiblir au cours des années et des décennies, chez Luisa, les perceptions s’affermissent jusqu’à devenir irrépressibles, comme l’insistance passionnée sur le pouvoir expressif, sur  la fascination de ce qui git effrité et enseveli sous le poids écrasant d’une réelle ou apparente incurie.

Ce n’est pas un hasard si dans ses travaux ( comment ne pas penser à la danse de Shiva) on perçoit des courants dynamiques de couleurs qui prennent forme et se désagrègent, renversent les sensations et les régénèrent dans les couleurs d’eau brunie et turquoise, dans le noir marasme et moisi, dans des luminescences nacrées de lumières pâles et douces. Ce qui prend forme se défait en couches métalliques et veloutées, aux reflets profonds, fragments de couleurs, choses, pensées, traces de forme, ombres de forme, avec le désir d’en reconnaître les détails délaissés, peu apparents qui possèdent leur grandeur même s’ils sont toujours différents, temporaires, flous, évanescents, presqu’imperceptibles pour un spectateur quelconque.

Des zones marginales où s’écoulent les fluides de fleuves souterrains, où l’imagination est la possibilité de découvrir dans les fibres du réel l’espace de l’aventure voilée dans les plis de la nature. De la même manière, en terre d’Orient, il est habituel de suspendre aux branches sinueuses des antiques forêts des papiers et des bandes de tissu multicolore que le vent lacère et disperse, que le soleil fait virer inexorablement en d’autres couleurs, harmonieuses et dissonantes, franches et pâles: tissus oubliés mais expressions de l’état d’âme.

Images qui se superposent au mythe des fêtes dites “ Floralies” en l’honneur de Flora, déesse romaine du printemps et des fleurs qui répandait les boutons de fleurs recueillis dans les plis de ses vêtements, les dispersant avec l’aide de Zéphyr, dieu du vent fertile d’Occident.

Ainsi affleurent des choses disparues qui ne sont plus accessibles sinon à travers leurs spectres, présents dans certaines formes en voie de disparition comme les mots, les idées, les langages qui les ont générées.

Voici qu’apparaissent  maintenant les papiers, bagages symboliques, morceaux de traditions anciennes, élaborés avec du matériel vulnérable à la manipulation humaine et aux agents atmosphériques du temps. Les papiers sont choisis pour les compositions graphiques et pour les traces des encres, pour leurs superficies lisses ou légèrement absorbantes, papiers idéaux pour capturer la nature expressive et gestuelle du pinceau. Ils forment le corps de la recherche, corps flou, blanc comme os, sur lequel imaginer le temps de la vie.

Corps flou, pourquoi? Pour Leopardi, comme l’a rappelé Italo Calvino dans “ Entretiens avec un écrivain”, le langage est d’autant plus poétique qu’il est flou, imprécis mais l’indétermination requière une extrême précision et méticulosité pour la composition de chaque image aussi bien dans la définition des détails que dans le choix de l’atmosphère.

Par conséquent le flou comme précision qui accueille les sensations les plus subtiles d’un esprit analytique et sélectif à travers des mains sûres et l’intuition du lien entre main et chose, entre  œil et matière.

Pour créer ses récits graphiques, Luisa Balicco utilise essentiellement le papier qu’elle fabrique elle-même. C’est du papier rêche, au grammage épais sans bords définis, expressément effrangés. Ainsi sont visibles des superpositions d’une autre nature, des feuilles de dimensions et de tonalités variées,  des coupons comme de petites plateformes pour recevoir ses récits de voyages, ses narrations écrites/graphiques, certaines sombres, chargées de pathos authentique, d’autres éthérées comme des nuages et de toute manière jamais absentes de corporéité et de fascination narrative. Le choix du papier de facture artisanale est indispensable pour Luisa et dans le travail de la matière, il implique le contrôle de la respiration, la fluidité, l’instantanéité, la rigueur du geste là où l’idée sans réflexion est traduite en forme, couleur, patience et discipline. Sur un autre plan, un aspect différent pouvant servir à mieux connaître l’auteure, consiste dans le fait qu’elle se plaît à se dire végétarienne mais croyez-moi, il n’en est rien. Je sais pertinemment bien que dans son atelier c’est une impénitente dévoreuse de papier (“cartivore”).

Elle travaille le papier selon différentes modalités, en exaltant la rigidité, la flexibilité et les influences des tonalités. Ces modalités sont guidées par les études effectuées  lors de ses voyages en Orient, l’expérience acquise dans les National Trust d’Angleterre, dans les jardins botaniques, dans la minuscule parcelle de sa maison. Coins de terres pour habitants de tanières ombreuses, de tapis de fougères pour errer sur une mer calme, secouée seulement, pour ainsi dire, par un vent léger de brise qui n’apporterait rien à d’autres personnes sinon ennui et inutilité.

Sa pensée conductrice se développe en vertu d’un processus constant d’élaborations capables de caractériser la nature du papier comme la luminosité diffuse, l’allusion à de délicates ou intenses pénombres là où le secret est inhérent au papier même, dans l’exploration de l’indétermination qui devient observation du multiple.

Dans sa recherche, l’intérêt pour les choses humaines peut paraître marginal aux récits mais un examen plus attentif fait ressortir des souvenirs et des renvois à une humanité diverse perçue selon différents points de vue dans la quotidienneté de l’observation comme dans le fait de vivre en contact étroit avec les événements et le vécu.

Je ne peux que rappeler les paroles d’Italo Calvino là où il affirme que:

“...nous vivons sous une pluie ininterrompue d’images; les médias les plus puissants ne font que transformer le monde en images en le multipliant à travers une fantasmagorie de jeux de miroirs, d’images qui en grande partie sont privées de la nécessité interne qui devrait  caractériser chaque image, en tant que richesse de signifiés possibles. Une grande partie de ce nuage d’images se dissout comme des rêves qui ne laissent pas de trace mais une sensation d’étrangeté et de malaise ne se dissout pas.”

Le but de ce travail de recherche consiste justement à raconter les événements, sans l’objectif de documenter par des images réelles ce qui s’est passé et ce qui se passe actuellement. Parvenir à individualiser une série de traces même si la grande partie des indices reste invisible, en pressentant la présence de fins filaments sans parvenir à en retrouver l’origine.

Ainsi reviennent les images vues dans les camps de contention et de rééducation pas seulement de l’Occident mais dans l’amnésie occidentale des lieux de l’Orient.

C’est la découverte d’une réalité où la prévarication, l’outrage, la violence sont devenus règles,  holocaustes et génocides sans bruit, atténués.

Dans les images des formes, aucune intention de chronique n’est présente mais bien une acception plus générale et pénétrante comme les dents du temps.

Les marques de taches livides, les abrasions sur le papier comme des balafres et des ecchymoses, les couleurs qui deviennent terreuses, pâles, exsangues, le fait d’agresser l’aspect pictural  font que sont présents, sans l’impact manifeste du macabre, les termes parfaitement reconnaissables des atrocités de l’histoire, les idéologies grossières des camps de rééducation, les rites du rationnel, la férocité qui a violenté, qui a privé de ses droits et humilié l’humanité dans sa substance la plus intime, dans sa propre existence biologique en la contraignant à des choix déviants où la lumière  devient d’abord ombre et puis obscurité inexorable. Longue et misérable histoire héroïque d’abus et de maltraitances dans un coassement d’images, grincements et fausses notes qui parviennent à nos oreilles.

Et néanmoins, une société ayant le désir de l’opacité existentielle n’est pas oubliée, société confuse, noyée dans des formes les plus banales de la publicité sur papier, symboles des fantaisies alignées sur les marchés folkloriques qui représentent d’autres messages codifiés, riches de promesses versatiles, essentielles, comme la plus omniprésente des formes que le papier puisse prendre, la plus fastueuse qui nous enivre de cet effluve de luxe exclusif mais qui sont des réservoirs déformés de la mémoire collective.

C’est tout ce qui, d’une manière éphémère, suggère une garantie, une signature, une promesse  dont  Warhol nous a rendus familiers par un habile trucage et un bon tour de passe-passe.

Pour Luisa, le papier, même privé de sa finalité première, peut être évocatoire comme les résidus de vieux posters qui  restent collés aux murs comme déchets des précédents à tel point que les nouveaux ne peuvent plus y adhérer. Housses de mosaïque, couvertures qui s’épaississent au fur et à mesure de l’occupation de tout  l’espace, morceaux drapés qui retombent  jusqu’à terre. La croûte épaisse agrippée à un mur finit par s’écorcher, se grumeler en incrustations et fissures où sous ces déchirures et ces coupures, peuvent encore surgir les traces d’autres affiches en lambeaux, en décomposition comme des papiers malades. Cependant  on peut y discerner de nouveaux paysages, des architectures en ruine pleines de fantaisies, rappelant des mondes pittoresques et peut-être la possibilité d’accorder aux ignorants colleurs d’affiches sur les murs de pierre, le laurier d’artistes inconscients: Hyperbole? Peut-être.

Quand je pense au papier, ma mémoire remonte à des lectures de jeunesse où:

“Cette mystérieuse envolée de papiers qui se passe à Londres, quand le vent souffle et tourbillonne partout, s’accroche à chaque buisson, virevolte d’un arbre à un autre, s’empêtre dans les fils électriques, pénètre dans chaque recoin, se tapit dans chaque clôture, tremble sur chaque touffe d’herbe, cherche en vain  un repos derrière des légions de grilles.”

DICKENS

2013

L’appréciation et l’empathie avec ce que l’on observe est un fait d’interprétation lié à la propre sensibilité et à l’exercice d’un œil éduqué à observer.

En substance, il est possible de réussir à percevoir les qualités humaines que l’ouvrage transmet sans nécessairement être impliqué dans ce travail ou être un spécialiste. Dans les œuvres exposées, le papier protagoniste actif et vivant de la composition, n’est pas seulement un support pour l’écrit/pour la peinture; sa structure, le tissu de ses fibres naturelles, sa capacité absorbante rendent quasi impossible de définir à priori les effets que peuvent créer le passage des poils du pinceau et surtout des couleurs. Le papier est partie intégrante de l’œuvre même physiquement et tout ce qui n’est pas trait et mélange de couleurs, fait partie du fond, ce qui ne signifie pas absence, mais note silencieuse, pause solide. Les œuvres sont élaborées sous forme composite où plusieurs éléments sont réunis en une synthèse volumétrique essentielle. Elles suggèrent une réelle praticité objective comme la base en bois et références instrumentales comme le rappel des outils pour le travail du papier, de l’imprimerie.

Quelquefois, ce que l’on “ écrit” n’est pas important: le parcours sinueux d’un fleuve est écriture sur la page de la terre, les sections verticales sur une coupure d’arbre sont écriture sur le bois, les incorporations de minéraux dans une pierre sont écriture sur la roche. Comme les nuages, pour ceux qui savent les lire, sont des écrits fugitifs dans le ciel et les racines des arbres d’Angkor sont des messages entre les pierres, des danses écrites avec les branches qui racontent des événements lointains. Ce sont des pluralités étendues, froncées, gravées, anthropiques. Cela ne signifie pas immobilité, mais plutôt désir de trouver dans chaque lieu les potentialités qu’il peut exprimer si on l’interroge. Ensuite il y a la musique de la danse qui laisse des empreintes confiées à un langage et à un système de signes abstraits, capable de donner la parole à la substance flamboyante de l’âme humaine: le visible donne du sens et de la profondeur à l’ invisible. Sous l’aspect dynamique, l’étalement de la couleur, l’écriture représentent le diagramme continu d’une danse. Danse de la main, danse des doigts, danse du bras. Danse symbolique qui entraîne le corps et l’esprit, qui participe au flux vital du cosmos, qui ne connaît pas de haltes. L’esprit de l’artiste ne réside pas uniquement dans le passé mais il saisit le nouveau sans perdre l’ancien. Il s’agit d’assimiler les œuvres des temps précédents à sa propre conscience, parce que l’art peut ou doit s’harmoniser avec l’esprit de sa propre époque. Il revient à l’observateur le devoir de faire les analyses qui s’imposent et les synthèses correspondantes avec l’ émotion et la conscience d’être, à la fois, privé ou détenteur de chaque instrument d’interprétation. L’artiste peut s’exprimer à travers n’importe quel moyen parce qu’il ne peut y avoir de parcours admis par les règles et d’autres qui ne le sont pas. La poésie ne peut être entourée de cette aura de prodige comme le veut la tradition romantique dans laquelle nous vivons encore aujourd’hui. Cela peut être quelque chose de simple, cueilli le long du chemin de la vie ordinaire.

Les feuilles rouges des érables

Qui tombent dans les vallées lointaines

Sans que personne ne les voie

Sont comme des brocarts

Enterrés par la nuit

KI NO TSURAYUKI

Ce qui est important c’est de réussir à transmettre sur des feuilles cet esprit et cette émotion à travers l’acte créatif. Chaque trait, chaque caractère sont l’expression de l’intériorité et la gestualité sert d’intermédiaire pour un itinéraire qui s’écoule de l’esprit vers le corps. C’est la discipline de l’expérience qui n’a comme objectif, ni théorisations ni spéculations qui généralement constituent le patrimoine de ceux qui convaincus dissertent des époques paresseuses à cause de la passivité culturelle. Si les moyens appartiennent aux traditions du passé, les modalités utilisées appartiennent à la contemporanéité qui refuse toute approche rigide, artificielle, symétrique. Toutefois Luisa Balicco a atteint la liberté d’expression après de longues années de pratique, d’étude solitaire, de dévouement et d’enseignement, suivant des règles qu’elle avait choisies, des parcours sélectifs où elle pouvait apprendre les techniques et en comprendre les significations.

La nature apprécie la confiance qu’on place en elle et c’est pour cette raison que l’auteure prend la nature comme maître de vérité et de beauté. Nature maître en vertu spirituelle qui indique l’esprit de la naissance, du devenir, de l’accomplissement, de la croissance. Elle a choisi une narration qui, dans ses intentions, puisse s’ouvrir à une pensée non seulement esthétique mais plutôt analytique, mnémonique, qui se projette, où

Une incessante recherche de nos ancêtres,

qui par définition sont éloignés de nous mais nous appartiennent,

qui nous ont engendrés et que nous réengendrons chaque fois que nous les évoquons au présent .

SATTIS

Dans ce petit espace d’exposition Luisa Balicco a pensé faire ressortir les éléments responsables en tant que transmetteurs des constantes, non seulement formelles, que devraient suggérer les significations dont souvent on oublie d’en comprendre les raisons. Elle pense qu’abandonner le patrimoine d’une civilisation signifie abandonner la civilisation elle-même. Ceci ne signifie pas qu’il n’est pas possible de rapprocher différents aspects de notre propre être et de participer à de multiples expériences, mais cela arrive (tout comme l’intégration dans l’univers social) avec lenteur et conscience, non par cooptations et intérêts. Seulement avec le temps qui passe une nouvelle vision de la vie peut prendre forme, avec ses propres modalités existentielles, ses équilibres renouvelés, ses esthétiques nouvelles, parce que les modalités des nouvelles cultures se distillent à travers les générations. Chaque détail de notre vécu a tissé en soi-même ces fils secrets qui tirent leurs propres racines de périodes particulièrement heureuses de la sensibilité, quelquefois sublime ou dramatique ou dévastatrice propre aux artistes, aux poètes, aux philosophes ou mathématiciens, aux acteurs, aux intellectuels, aux aristocrates ou rebelles, à tous ces jardiniers de la vision du monde qui, avec génie, prennent soin de nos conceptions: de toute façon tous ceux qui sont des maîtres de vie.

Il est vraiment contemporain celui qui ne coïncide pas parfaitement avec son temps ni ne cède à ses exigences et c’est dans cette acception qu’il est inactuel.

Mais c’est justement grâce à cet anachronisme qu’il est capable de percevoir et de saisir son temps .

NIETZSCHE

L’interprétation est libre, laissée à la sensibilité de celui qui crée et de celui qui observe et à ce souffle subtil et débordant d’émotions que chaque œuvre peut susciter. Dans la graphie du signe et de la couleur contemporaine, où le concept, selon lequel ce qu’on “ écrit” n’est pas important, porte à exprimer des signes exaspérés sous des formes dans lesquelles le sens peut être difficile à lire, mais qui arrivent à dégager une énergie esthétique et communicative qui peut surprendre ou déconcerter l’observateur, frappé par un tourbillon d’émotions ou par le vide de l’esprit.

Luisa Balicco crée des œuvres à partir d’émotions éprouvées à la lecture de passages littéraires, d’une poésie, à partir de l’émerveillement d’être une voyageuse et de la possibilité de rendre le quotidien comme une cérémonie et les fonctions vitales réglées comme un rite.

Tant de choses transcrites avec soin

A l’encre d’un noir profond pour la puissance et la clarté

Imprimées de pâles couleurs pour la sensualité et la douce délicatesse

Furent ensuite effacées par l’eau

Les signes secrets du cœur

Jamais et puis jamais ne sont effacés

Même si on le voulait .

CHANSONS D’AMOUR DU 6e DALAY LAMA

Ignazio Bellini

2011

Réflexions et notes pour un apport artisanal

Les modalités selon lesquelles se développe le langage pictural et tridimensionnel se rapportent à une conception des éléments naturalistes comme ayant une vie propre, c'est-à-dire vus comme des sujets et non comme des objets ou éléments de support, même si cela pourrait sembler être leur fonction. Le résultat de la recherche réside non seulement dans ce qu’on voit, mais dans ce qui est évoqué, dans l’incertitude de l’imagination, dans le fait de donner des sens possibles au réel. C’est l’heureux résultat d’un état intuitif de l’esprit et en tant que tel ne peut être reconnu qu’ intuitivement. Les structures tridimensionnelles et les dessins sont beaux en soi et pour eux-mêmes, tout autre sens qu’ils puissent avoir est un aspect marginal, même si curieux ou intéressant. La recherche du sens de l’essence et de la concentration est bien intentionnelle, pour favoriser une compréhension principalement intuitive et perceptive au lieu d’être seulement rationnelle et logique. Des motifs en apparence abstraits servent de catalyseurs pour l’esprit, évoquant d’autres images présentes dans la nature aux caractères temporels et spécifiques du changement des saisons quant aux couleurs et à la matière, soit dans la fluctuante position des branches, soit dans la composition d’un jardin silencieux: espace des différences, avec des camélias pour les rigueurs de l’hiver,des azalées, iris et glycines pour le printemps, des hortensias et lys pour l’été, des baies et sauges pour l’automne quand les arbres aussi changent d’humeur et prennent des nuances foncées et intenses. Les positions asymétriques des formes, les décompositions, l’utilisation des espaces vides peuvent sembler arbitraires, mais seulement si on croit que chaque chose doit être représentée dans son entièreté, sans imperfections ni anomalies. Même les dissonances sont en un certain sens expression de quelque chose. L’espace non occupé, le non peint, ainsi que les visions partielles et fragmentées des éléments volumétriques, sont essentiels pour l’effet d’ensemble, tout autant que les parties les plus importantes et servent à suggérer des liens relationnels et des atmosphères introspectives. Superficie et profondeur, intérieur et extérieur, entre monde écrit et non écrit, peuvent se présenter en apparence comme des antagonistes, mais ils ne visent pas à de probables séparations, au contraire ils visent au charme multiple de raconter des situations complémentaires. Raconter avec des traces qui correspondent au signe et à la calligraphie, exercices de structure et de description pour un langage des choses, présages d’un monde dont le passé pourrait s’évanouir dans la fugacité d’une communication sans papier et sans encre.

Les ramifications sont particulièrement tordues et marquées par le temps, les graines, les nacres d’une blancheur éclatante, les filaments contiennent des messages complexes et pleins de sensations.

Les feuilles d’or, d’argent, les mélanges de couleurs d’une intense et diffuse “matérialité”, les métaux, la variété des formes, les plus petits détails ne sont pas pensés pour des environnements particulièrement lumineux, où dessin et formes apparaissent dans leur entièreté spécifique, mais plutôt pour des lieux où l’ombre vit avec les formes et évoque les présences.

Les glacis bidimensionnels, les patines, les métaux usés et le réemploi de formes qui ne sont plus utilisées suggèrent une atmosphère semblable à des vestiges et des fragments de ruines, fragments d’un vécu, pluralités emmêlées, érosions naturelles où les signes de l’usure renvoient au sentiment mélancolique du caractère transitoire des choses, à la non-permanence des choses,mais pas à la dégradation ni au dépérissement qui accompagne la massification des biens de consommation et des productions en série.

Dans la discontinuité des fonctions, les formes unissent des parties de réalité distantes les unes des autres, ce sont de libres associations, synthèses d’éléments disparates, maintenus ensemble par un événement et par l’émotion produite. Les formes ont simplement changé, comme le temps nous change, mais elles nous appartiennent encore sous un autre aspect, elles ont seulement cessé d’être ce que le premier créateur a voulu qu’elles soient, pour entreprendre de nouvelles métamorphoses sous des formes désarticulées, traditionnellement connues pour d’autres fonctions. Les tonalités chromatiques des matériaux deviendront autre chose, subissant l’action exercée par le temps sur la nature des matériaux par des opacités diffuses, des oxydations fangeuses, des vagues luminescences, des brunissages terreux. Les configurations pourraient faire partie d’un contexte connu ou faire émerger de vagues réminiscences restituant des images suggérées par des évocations ou des références culturelles.

Le passé peut être en partie semblable au présent et dans la réévaluation du sens de la mémoire, en termes non rhétoriques, chaque forme dotée de sens est de toute façon quelque chose qui rappelle. Les formes unissent le passé au présent et apparaissent comme une multitude de choses distinctes même si reliées sur différents niveaux. Se rappeler n’est donc pas une simple évocation d’un événement passé puisque la transmission du souvenir, en plus de garder l’événement même, lui donne une nouvelle vie dès lors qu’ il est remis dans le cercle de la narration.

Les papiers sont choisis pour les compositions calligraphiques et pour les traces des encres, pour les superficies lisses ou légèrement absorbantes, idéales pour capturer la nature expressive et gestuelle du pinceau. Les dessins sont serrés et bien assortis comme les vernis polychromes des laques, les mélanges de couleurs changeantes s’estompent dans les tonalités déteintes dégageant par moments d’évanescents éclats. Les couleurs sont principalement foncées avec des nuances de terre, de gris cendre, d’inclusions noires, d’indigo, de rouge profond, de brun thé. Les rouleaux-livres se déroulent en longues bandes horizontales où cohabitent indifféremment les signes des mots avec les traces du pinceau. En outre sont privilégiées la beauté de l’encre, la précise articulation des éléments tridimensionnels des matériaux raffinés, l’alternance de l’abstraite fluidité du signe et de la minutieuse annotation de brefs épisodes. De plus sont mélangés encore des caractères larges et fins, foncés et clairs, grands et petits en une variation continue de forme et de grandeur, en une constante combinaison des signes de l’écriture et des formes tridimensionnelles, où tout s’entremêle et se transforme: les objets, les lieux et les environnements dans cette combinaison inquiétante et dans l’enchevêtrement de contradictions qui font partie de notre nature. Ce sont des installations scéniques, des mécanismes métaphoriques, des broderies de l’imagination sur la trame du langage et sur les images de la forme qui veulent visualiser le flux d’épisodes vécus. La bande aux tons lumineux et aux annotations anecdotiques, est marquée par des déplacements le long du parcours de lecture, selon un itinéraire droit et régulier, selon une hiérarchie de formes primaires comme les couronnes circulaires, les surfaces carrées, les présences verticales ou le portail qui accueille et protège le petit rouleau matrice marqué par les événements et placé au centre sur un offertoire symbolique. La couleur est utilisée pour faire ressortir les formes et en délinéer les différences volumétriques, tout en constituant en même temps des éléments structuraux. Les bandes qui passent entre les rouleaux horizontaux sont soutenues par de fins câbles qui les supportent et qui en marquent leurs relations: ce sont des lignes et des traces qui relient des points à des vecteurs de force. D’autres sont suspendues à la verticale entre les rouleaux en forme de pinacle, légers et élancés qui en délimitent le parcours et «la délimitation n’est pas ce sur quoi un objet s’arrête mais, comme les Grecs le reconnurent, c’est ce à partir de quoi un objet commence sa présence». (Heidegger)

La bande se dénoue entre une structure-fond verticale et des tuteurs distincts qui rythment les temps et les espaces du parcours narratif et servent de soutiens pour le déplacement d’un fragile pont-cartouche, léger et symbolique comme jeté dans le vide. La structure-fond verticale doit être lue comme un esprit gardien qui sert d’orientation; c’est une figure centrale qui suggère des extensions dans différentes directions et qui en même temps constitue un axe de conjonction, de croisement et de lieu de rencontre. Posée par terre, elle s’élève comme un promontoire-tour entouré d’ îles aux caractères distinctifs, surmontées de pierres-montagnes. Ce sont des îles-appendices pour donner une identité à un lieu vu du haut et repris verticalement par l’incision sur fer oxydé et situé dans la partie culminante de la forme-fond.

Les îles sont des éléments qui, à partir d’une forme initiale relativement unitaire, deviennent par différenciation des formes autonomes, distinctes et dont, toutefois, on ne peut empêcher l’hybridation par d’autres liens. Les îles ne signifient pas l’abolition de la possibilité de l’échange, du contact même si elles apparaissent comme des formes dans le vide, comme des pauses dans le son. A travers un flux qui contient d’autres caractères, les îles n’interrompent pas les relations, les liens, les alliances. Les îles, un peu comme les blocs urbains, représentent un élément réciproque de passage. L’île, comme l’insula romana, a donc une signification spatiale circonscrite seulement en superficie mais avec des extensions et des relations ramifiées.

Îles errantes que d’antiques légendes décrivaient comme étant capables de se déplacer.

Îles humaines dans la mer des hommes errants et changeants.

Îles comme des plateformes surélevées tendant non pas à réduire mais à créer des contacts.

Les arches aussi sont considérées comme faisant parties du temps où coule l’harmonie des couleurs et l’harmonie des formes, portails où passent différents sentiers. Elles sont différentes les uns des autres parce que le temps ne passe pas pour tous de la même façon et pas toujours dans les mêmes directions. Les tiges, fixées à la verticale et ornées de leur solitude, apparaissent riches en couleur et en matière comme des signes pour l’identification de lieux silencieux; elles possèdent leur propre lexique formel, elles sont réalisées en matériaux simples, recherchés et élaborés avec précision, détermination, maestria artisanale et avec l’attention sur combien et comment les objets peuvent communiquer même en absence du son des mots.

Ce sont des étapes d’un pèlerinage où celui qui cherche, trouve le sens de voyages visionnaires et le sens de tant de lectures. De l’ensemble émergent des structures complexes et raffinées qui montrent directement dans leurs formes leur but, leur structure et qui confèrent un propre patrimoine d’idées et de pensées. Elles suggèrent des événements qui s’enchaînent en des formes étroitement liées aux images de portions d’espaces, de formes et de signes qui distinguent des lieux raréfiés pour d’hypothétiques agencements urbains, avec pour vocation d’être des points de rencontre existentielle. Lieux à parcourir qui puissent maintenir leur identité même dans la transformation en un monde changeant, énigmatique.

Ignazio Bellini

2009

Rosi

Rosi RosiRosiRosiRosiRosiPendant des années, elle me récitait de petites parties de poèmes qu’elle avait composés il y a très longtemps, des morceaux qui émergeaient de sa mémoire comme de courts fragments d’écrits oubliés. J’ai beaucoup insisté et c’est seulement quelques années avant de mourir qu’elle a écrit ce dont elle se souvenait. Un jour je lui ai donné quelques-uns de mes textes. C’était la première fois qu’elle lisait mes réflexions. Quelques jours après elle m’a donné un poème qui m’était dédié. Ce fut le début d’une période courte mais intense, faite d’échanges continus de vers et si forte que quelquefois nos écrits reportaient, même si de manière différente, les mêmes sensations et images. Un exemple à citer est celui écrit sur les merles qui correspond presque à la même date. Ainsi, comme a commencé cette phase de nos rapports, celle-ci est désormais terminée. Quant à moi, j’ai continué à écrire. Ce ne fut plus possible pour elle, elle avait presque quatre-vingt-dix ans. Les derniers poèmes révèlent une écriture tremblante. Elle me confessait qu’elle les avait transcrits plusieurs fois mais désormais sa belle calligraphie s’en était allée bien qu’elle s’efforçât de la retrouver, elle en était frustrée et affligée.

Nos rapports ne se sont pas toujours passés comme cela. De continuelles disputes ont parsemé les années de ma jeunesse et bien longtemps après. Ensuite quelque chose a changé, on a cultivé ensemble un sentiment nouveau qui a grandi comme une plante forte.

Elle a arrêté de vouloir diriger ma vie, elle a pour ainsi dire passé le relai; quant à moi j’ai commencé à prendre en mains la sienne.

Ce ne fut pas toujours facile, nous avions toutes les deux des caractères indépendants. Avec le temps, elle a accepté que je la conduise lentement aux limites de la vie. Elle s’est livrée. Quant à moi je l’ai tenue bien serrée et je l’ai emmenée, je l’espère, à ne pas avoir peur.

Luisa Balicco

NOTES DE TRAVAIL

LE MOT, LE SIGNE, LES MATÉRIAUX

Avant je peignais, j’utilisais couleurs et presse, j’imprimais des microcosmes végétaux où erraient des insectes, puis dans mes tableaux est entrée la figure humaine mais seulement des parties de celle-ci, des fragments, des traces, des restes évocateurs.

Évocateurs de quoi?

Des mythes, des Dieux, des lieux sacrés.

Quand je crée je fais un inconscient travail de repêchage; je découvre ensuite, quand je rationalise le parcours, que les formes et les écrits qui accompagnent souvent les “ formes évocatrices” font parties d’anciennes lectures et d’images entassées depuis longtemps. L’inspiration est presque toujours de nature littéraire et les formes naturelles que je ramasse depuis toujours sont les éléments sur lesquels je rajoute des visages, des mains, des mots. Le mythe des arbres sacrés a depuis toujours marqué ma fantaisie et a créé l’émotion d’un lieu sacré, inviolable et terrible; ainsi j’ai toujours recherché, en essayant de les recréer, des arbres uniques, symboles magiques du “ jardin”.

Les têtes coupées sont des travaux sur lesquels j’ai beaucoup médité, sur la décollation, la tête sur le plateau est un thème qui m’a toujours émue car je l’ai toujours identifié comme la conquête de la solitude aussi bien pour la victime que pour le bourreau. Au cours des ans la plus grande partie de mes œuvres a été détruite, les parties démontées réutilisées pour d’autres compositions; ce fut toujours un travail circulaire, éphémère dans le temps, tout comme l’usage de matériaux que je privilégie: papiers jaunis, tissus, racines, objets ramassés bien des années auparavant, et qui seulement à des moments particuliers se combinent entre eux avec même les mots pour accompagner.

L’emplacement et le choix de la lumière sont importants, je préfère qu’autour des “ formes évocatrices” il y ait l’obscurité et que la lumière crée des atmosphères scénographiques; j’ai besoin de lier les formes à leurs ombres en un ensemble continu, les branches réelles et l’ombre des branches font partie d’un tout. Ces objets ne sont jamais seuls mais vivent dans une relation de dialogue, comme des ensembles harmonieux.

Luisa Balicco – 2000

Des branches consumées par les intempéries, trouvées au bord de mer, pierres polies et érodées par l’eau et par le frottement d’autres pierres, brins d’herbes qui composent des trames et se lient aux poèmes d’Emily Dickinson, ma poétesse inspiratrice. Le regard ironique d’Emily Dickinson a rencontré ma pensée. Ses poèmes deviennent mes formes. Les mots deviennent de blancs coquillages. Les branches séchées deviennent des veines pulsantes avec le sang qui bat à l’extrémité. Les mots sont accueillis et absorbés par des papiers peints, acidifiés, froissés et puis repassés et abandonnés à l’eau ou oubliés au soleil. Les phrases trouvent un soutien dans les branches séchées et dans les nerveuses bandes de métaux corrodés. La mythologie apparaît avec “ les arbres sacrés”; l’olivier d’Apollon, le jardin des Hespérides, l’arbre qui garde la toison d’or, sont suspendus entre terre et ciel, présences armées de dents et de fers, arbres fortifiés contre la rapacité, équipés pour se défendre, gardiens de biens précieux. Les pierres sur lesquelles les branches s’appuient ou qu’elles effleurent sont fendues de profonds sillons, pierres lisses ou incisées d’ incrustations sur lesquelles ont été appliqués ou entrelacés des métaux. J’ai cousu avec un soin extrême même si quelquefois avec maladresse, des feuilles sur du papier et de la toile. J’ai tenté par le biais de matériaux qui se consument au fil du temps de saisir un instant, une sensation, une pensée, l’espace suspendu entre le mythe et le rêve. J’ai tenté dans la suspension des formes de me détacher de la gravité du réel, du connu, du sans-secrets, des forces qui nous poussent vers le bas et nous empêchent de voler. D’autres arbres ont perdu leurs défenses, les arbres avec des nids enveloppés dans une chevelure brumeuse mais arbres brillants et parcourus de bandes, de mots qui s’insinuent dans la chevelure comme des flèches.

Ces arbres se dressent à partir de bases ou d’œufs ou de pierres et n’ont pas de contact avec l’humain; ils ne soutiennent pas de bouches, ne servent pas d’appui aux mains, n’ont ni phrases ni mots suspendus à leurs branches, mais ce sont des témoins d’une antique harmonie où arbre, terre, pierre, feuille, nid sont indissolublement unis, habitants d’un monde où l’humain n’a pas de place et où le temps cadence des rythmes à nous inconnus. Tout ne doit pas être expliqué, il reste toujours une zone inexplorée délibérément tenue cachée. Cela fait partie du travail de chacun d’entre nous, “ la partie seulement pour soi-même”.

Les dessins et les réflexions qui ont accompagné pas à pas mon travail m’ont été support et éclaircissement, quelquefois ils ont anticipé le travail, d’autres fois ils l’ont rattrapé, bloquant les passages, les doutes, les certitudes. J’ai utilisé les matériaux et les couleurs avec lesquels je m’exprime le mieux, les rouges et les couleurs précieuses, chères aux dieux, l’éclat des métaux, la douceur des couleurs de la forêt et les couleurs éblouissantes des icônes.

L’écriture est le plaisir, le goût d’écrire et de réécrire les mêmes mots, pour arrêter la pensée et trouver la juste cadence. La découverte des métaux fut pour moi extraordinaire, leur ductilité, le contraste fort qui se crée en les associant aux formes naturelles auxquelles ils servent de support.

Luisa Balicco – 2005

...ma recherche devient de moins en moins représentative, de moins en moins copie de l’extérieur; ce sont des souvenirs, des fragments, des morceaux détachés de silences et de solitudes,des fragments placés selon des schémas géométriques qui se réfèrent à l’espace clair du jour, à l’harmonieux flux des pensées, aux lieux du souvenir, aux lieux de rencontre...

Luisa Balicco – 2006

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